CARTES (JEU DE)

CARTES (JEU DE)
CARTES (JEU DE)

L’Antiquité gréco-romaine a ignoré les cartes. Il semble bien que ce jeu ait été d’abord transmis aux Italiens par une famille d’émigrés arméniens. Le mot vient du latin charta , «feuille de papier, papier», dérivé du grec khartês , «feuille de papyrus». Le mot ancien naibi , «cartes à jouer», attesté par des documents italiens et espagnols de la fin du XIVe siècle sous les formes naibbe, nayb (Italie), naibs, naypes, naips (Espagne), est conservé, dans certaines expressions, par l’espagnol moderne: naipe . Ce mot, dont l’étymologie exacte ne semble pas encore avoir été découverte, provient de l’hindoustani naïb , «lieutenant», dont le pluriel nawwâb a formé le singulier du mot français «nabab», utilisé par Voltaire au XVIIIe siècle dans l’expression «nababie». Comme on ne mentionne pas l’usage de nabab avant 1603, alors que naïb est utilisé dès la fin du XIVe siècle, on peut supposer qu’il s’agit d’un mot déjà déformé par l’usage transmis par un intermédiaire entre l’Europe et l’Inde.

Origine du jeu de cartes

En France

La littérature française, jusqu’à la fin du XIVe siècle, ne propose aucun texte certain qui fasse quelque allusion aux cartes, alors que les règles de bien d’autres jeux sont déjà connues. En décembre 1254, un édit de Saint Louis interdit plusieurs sortes de jeux de hasard, mais les cartes ne sont pas nommées. Cette omission n’est pas moins remarquable dans la littérature religieuse que dans les édits et dans les œuvres des trouvères, des romanciers et des moralistes. Les prédicateurs dénoncent la frivolité des échecs, du tric-trac, et les dangers diaboliques des dés. Aucun sermon ne met en garde les fidèles contre la séduction des cartes. En 1369, une ordonnance de Charles V défend même de jouer aux billes, aux boules et aux quilles. Si l’usage des cartes avait été général à cette époque, il aurait été mentionné et prohibé plus sévèrement encore que ces jeux anodins.

En revanche, à partir de 1370, en France, comme en d’autres pays européens, les documents explicites et certains abondent. Citons l’arrêt de la prévôté de Paris, défendant de jouer, pendant les jours ouvrables, aux «paumes, boules, cartes, dés et quilles» (1377), un extrait d’archives notariales de Marseille mentionnant les nahipi (1381), une ordonnance de Lille prohibant le «jeu des quartes» (1382).

En Italie

En Italie, le premier texte mentionnant le jeu de cartes (ludus qui vocatur naibbe ) est un décret du 23 mars 1375 des Prieurs de Florence. Le document le plus important est une observation de Niccola della Tuccia, auteur de la Chronique de Viterbe et qui, en l’an 1379, déclare: «Fu recato in Viterbo il gioco delle carte da un Saracino chiamato Hayl », note que complète une autre indication de ce manuscrit: «Il gioco delle carte che in saracino parlare si chiama nayb.» Nous savons ainsi, de façon certaine, qu’un jeu de cartes, au moins, est d’origine orientale. Mais cela ne signifie pas nécessairement que les cartes, telles que nous les connaissons depuis la fin du XIVe siècle, n’aient pas été inventées en Europe en tant que jeu de hasard , sous une forme déjà différente des naibi qui, en réalité, semblent, sous leur forme primitive, avoir été un jeu d’enfants. Dans une chronique florentine de 1393, Giovani Morelli recommande, en effet, d’éviter les jeux de hasard comme les dés et d’imiter les enfants qui jouent aux osselets, à la toupie et aux «naibes» (naibi ). Il s’agit là, selon toute vraisemblance, d’un ensemble d’images dont on peut admettre le rôle pédagogique. Rabelais n’a pas oublié cette fonction médiévale des cartes. Dans le célèbre programme d’éducation qu’il destine à Gargantua, il fait jouer aux cartes le jeune géant afin d’ouvrir son intelligence à l’arithmétique. Dans la seconde moitié du Moyen Âge, plusieurs collections d’images eurent un but didactique, comme, par exemple, la célèbre Biblia pauperum , la «Bible des pauvres».

En Allemagne

Cette distinction entre les naibi et les cartes à jouer, acquise en 1408, était déjà reconnue par les inventaires des possessions des ducs d’Orléans. On y mentionne, dans des catégories différentes, les cartes «saracènes» et les cartes «de Lombardie». Cette dernière expression doit retenir l’attention car, en Allemagne, les cartes à jouer ont été introduites après la campagne de l’empereur Henri VII en Italie (entre 1310 et 1312). Le jeu du Landsknecht , le «lansquenet», était alors le divertissement favori des soldats impériaux et, bien que l’on ait élevé des doutes sur le texte du décret de Wurtzbourg qui aurait défendu aux ecclésiastiques, dès 1329, l’usage des cartes, de nombreux historiens allemands affirment, avec quelque rai son, l’antériorité du lansquenet par rapport au «piquet» français. Il faut noter également que la traduction littérale de Landsknecht , composé de Land («terre, pays», mais aussi «lieu de campagne») et de Knecht («serviteur, valet», ce que signifiait d’abord, noblement, l’anglais knight , «chevalier»), n’est pas très éloignée du sens premier de «lieutenant», «tenant lieu de», qui, étymologiquement, traduit exactement naïb . Ainsi peut-on admettre que le lansquenet a été inspiré par les naibi , mais qu’il s’agit cependant d’une invention européenne et relativement tardive, dont la diffusion dépendait d’abord du développement de la fabrication du papier et des progrès de la reproduction à bon marché des images, par la taille en bois et la gravure sur cuivre. Or ces nouvelles techniques ne sont pas antérieures aux premières années du XVe siècle, pour la xylographie, et à 1450, pour la gravure. À cette dernière époque appartiennent les tarrochi , dits de Mantegna, gravés vers 1460, les séries des peintres-graveurs rhénans, (Le Maître du jeu de cartes vers 1464, le Maître E.S. vers 1466) et de leurs élèves, Israël Van Meckenen, le Maître du cabinet des Estampes d’Amsterdam et Martin Schongauer (vers 1480). Le jeu de Charles VI, conservé à Paris au cabinet des Estampes, ne semble pas antérieur à la première moitié du XVe siècle et il aurait été exécuté en Italie septentrionale. En fait, aucun jeu complet du XIVe siècle n’a été conservé et nous ignorons les règles primitives des naibi et du lansquenet. Dans ces conditions, tout ce que l’on a dit sur le «tarot» dit égyptien et sur sa haute antiquité appartient au domaine de la fable; les considérations symboliques sur les rapports entre les «arcanes tarotiques» et la «philosophie orientale» ne sont pas mieux fondées. En revanche, il n’est pas exclu que l’hermétisme européen ait greffé sur le nouveau jeu une symbolique chevaleresque peu orthodoxe du strict point de vue confessionnel. C’était là un instrument de diffusion qui n’était pas négligeable dans la lutte qui, dès la fin du XVe siècle, opposait déjà certaines confréries à l’Église romaine. Toutefois, cette hypothèse ne peut rien apprendre sur le premier état des structures des naibi . Le principal problème posé par l’histoire des cartes ne peut donc pas être résolu par l’histoire du tarot. Il faut en revenir aux textes des anciennes chroniques et tenter au moins de les mieux comprendre.

La «Chronique de Viterbe»

De l’Arménie à l’Italie

Dans la note de Niccola della Tuccia, en 1379, l’historien G. Van Rijnberk a déjà relevé une curieuse coïncidence: celle du nom du «Sarrazin» qui aurait apporté le jeu des naibi à Viterbe, un certain Hayl, avec Haik ou Hayk, nom qui désigne un Arménien. Mais c’est là bien plus qu’un indice superficiel, si l’on observe que l’histoire de l’Arménie, à la fin du XIVe siècle, traverse une période décisive et qu’elle a commencé précisément par la légende de Haïk le Patriarche , le père de la race arménienne et, selon Moïse de Khorène, le premier des révoltés contre Babylone.

Au XIVe siècle, la famille royale des Roupéniens, n’ayant plus de lignée mâle, avait invité les princes de la famille française des Lusignan à leur succéder. Les Lusignan ayant refusé, le petit royaume arménien, abandonné par l’Europe chrétienne, s’écroulait sous les assauts réitérés des Mamelouks, auxquels il avait résisté pendant deux cents ans de combats héroïques. Aussi, à la fin du siècle, la noblesse arménienne préféra-t-elle émigrer. Ces militaires remarquables s’engagèrent, par exemple, aux côtés des Polonais et, avec Ladislas Jagellon, contribuèrent à la victoire de Grunwald. D’autres Arméniens, notamment des commerçants, s’établirent en Italie, par exemple à Venise où, depuis 1253, le comte Marco Ziani avait fondé une Maison de l’Arménie. Certains d’entre eux et, principalement, des banquiers, collaborèrent avec les Lombards auxquels ils apportèrent leur expérience immémoriale des trafics avec le Proche-Orient, l’Inde et la Chine. Rien ne s’oppose à l’établissement à Viterbe, vers 1379, d’une famille arménienne qui, faute d’être connue sous son vrai nom, fut désignée par sa nationalité. Ce sont vraisemblablement des enfants arméniens qui, les premiers, apprirent aux enfants italiens à jouer aux naibi . Il se peut aussi que ces étranges images orientales aient éveillé la curiosité des adultes et qu’elles aient été vendues, de ville en ville, par des colporteurs arméniens.

Un combat simulé

Le jeu primitif devait être fort simple et analogue à la «bataille» qui est encore le divertissement préféré des enfants, ou bien aux «patiences» qui consistent à classer les cartes mêlées dans un certain ordre. On peut observer, avec Duchesne, que, dans les anciennes cartes, huit soldats, numérotés de deux à neuf, avaient à leur tête un roi, une reine, un écuyer et un «varlet»; une enseigne servait à reconnaître chacune des quatre compagnies. Les soldats sont devenus des points, l’écuyer a disparu, l’as a remplacé l’enseigne. C’est pourquoi, en raison de son ancienne préséance, l’as, dans la plupart des jeux, est encore considéré comme la carte la plus forte. Les naibi étaient en quelque sorte des soldats en images, dont les somptueux uniformes orientaux devaient fasciner les enfants et, autant qu’eux, les mercenaires, les lansquenets et autres soudards d’une époque qui, précisément, fut aussi celle des Grandes Compagnies, lesquelles, après leurs échecs en Allemagne, refluèrent en Italie et en Espagne, entre 1360 et 1370. À l’appui de cette hypothèse d’une origine arménienne des naibi , on ajoutera que la mythologie arménienne populaire associe toujours les vieux dieux guerriers à leurs parèdres, si bien que les rois et les reines, auxquels s’ajoutent les héros et les amants, forment un panthéon de seize personnages principaux. D’autre part, la division quadripartite de la société arménienne médiévale est l’une des caractéristiques les plus curieuses du dernier vestige de la dynastie roupénienne: la ville de Zeïtoun qui, encore au XIXe siècle, était gouvernée par quatre princes, régnant sur ses quatre quartiers, et qui, jusqu’en 1965, refusa de reconnaître l’autorité turque. Ce conservatisme obstiné de la race arménienne peut expliquer la valeur pédagogique des naibi . Ils apprenaient aux enfants à compter et à distinguer des valeurs de préséance et d’intervention dans un combat simulé, mais ils leur enseignaient surtout à se souvenir de leur patrie et des dieux héroïques de la nation pendant le temps de l’errance et de l’exil.

Des anciennes hiérarchies aux paris spéculatifs

Toutefois, à mesure que se développaient les usages du papier en Europe, l’intérêt commercial de la vente des jeux de cartes ne pouvait échapper aux négociants lombards et arméniens. Les naibi , peints et ornés à la main, n’étaient accessibles qu’à une faible clientèle de privilégiés. D’autre part, la passion des paris et des jeux de hasard gagnait toutes les classes de la société à la fin du Moyen Âge. On voit alors apparaître, à Gênes et à Anvers, le marché à terme et l’assurance viagère sous une forme singulière, celle du pari sur des éventualités d’ordre non économique telles que «l’enfantement de garçons ou de filles, les pèlerinages, la vie ou la mort des personnes, la conquête des places fortes et des châteaux». On allait jusqu’à risquer des sommes considérables sur les chances d’élection pontificale et l’on jouait des cardinaux gagnants, au grand scandale des fidèles. D’ailleurs, jusqu’au XVIIIe siècle, les opérations à terme furent désignées sous le nom de «paris». La société médiévale, à son déclin, semble procéder à la réduction de ses anciennes hiérarchies sociales à des fins ludiques et spéculatives. En se représentant elle-même sous la forme des cartes, elle fait descendre ses lois anciennes au niveau symbolique du hasard et des caprices de la fortune. Il y a là une manipulation figurée dont la portée révolutionnaire est assez évidente dans la mesure où les cartes ont exprimé bien souvent les fluctuations de la vie politique.

Le 22 octobre 1793, par exemple, les génies de la guerre, de la paix, des arts et du commerce furent substitués aux rois de cœur, de trèfle, de pique et de carreau. Les reines devinrent les symboles des quatre libertés, de cœur ou des cultes, de trèfle ou du mariage, de pique ou de la presse, de carreau ou des professions. L’égalité fut réservée aux valets et les lois aux as. Dans les cartes brevetées par les citoyens Jaume et Dagoure figurait un nègre délivré de ses fers.

Sous l’Empire, Napoléon fut substitué au roi de carreau, et Joséphine à la dame de cœur. Après 1848, les cartiers, devant une situation politique incertaine, désirant plaire à tous leurs clients et réserver à leurs stocks la plus longue durée possible d’écoulement, mirent en circulation des cartes qui portaient à la fois les emblèmes de la monarchie légitime, de la monarchie constitutionnelle, de l’Empire et de la République. Cette prudente prospective peut servir de modèle et d’exemple aux professionnelles de la cartomancie. Le rôle de ces voyantes, parfois célèbres, mériterait, à lui seul, une importante étude sociologique et des recherches psychologiques qui n’ont pas encore été sérieusement entreprises.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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